L’euphorie autour de l’intelligence artificielle (IA) n’épargne pas l’industrie automobile. Après l’émergence spectaculaire de ChatGPT en 2022, les marchés ne jurent plus que par l’IA… Des entreprises ont vu leur capitalisation boursière multipliée par onze, comme Nvidia, valorisée autour de 3 500 milliards de dollars.
De son côté, OpenAI, l’inventeur du ChatGPT, a atteint une valeur marchande de 160 milliards de dollars depuis sa levée de fonds en octobre 2024. Une trajectoire hors du commun pour une entreprise qui ne comptait que 120 salariés en 2020.
Pour les investisseurs, la nouvelle génération d’IA dite générative, qui succède à l’IA algorithmique, s’apparente à la rupture technologique tant attendue à l’époque où les économistes parlaient de la fin des gains de productivité. D’autant que les applications de l’IA semblent se trouver absolument partout, à tous les niveaux de la chaîne de valeur. Tant dans les services que dans la R&D ou encore dans le produit fini.
Les opportunités semblent infinies et alimentent un nouveau « exubérance irrationnelle« , pour reprendre l’expression deAlan Greenspanancien chef respecté de la Réserve fédérale américaine, pour mettre en garde contre les risques de la bulle Internet des années 1990.
Plus qu’une bulle, de nombreuses opportunités
Pour les constructeurs automobiles, l’IA n’est pas qu’une bulle, elle arrive à point nommé. Le secteur connaît une transformation très profonde et les années à venir sont à haut risque pour les acteurs qui ne se sont pas positionnés sur la nouvelle chaîne de valeur automobile où l’IA prendra une place essentielle.
« Nous entrons dans une phase où il est impératif pour l’industrie automobile d’être plus efficace si elle veut absorber les coûts de développement de ses véhicules, qui doivent être à la fois plus sûrs, plus écologiques et plus intelligents… L’IA peut offrir de tels sources de productivité« , expliquer Thomas Moreldirecteur associé chez McKinsey.
« Pour les constructeurs automobiles, les enjeux de productivité des années à venir résident essentiellement dans leur capacité à tirer profit des applications de l’IA.« , confirme de son côté Nicolas Manuellidirecteur associé au BCG.
Mais l’industrie automobile n’a pas attendu ChatGPT pour découvrir les opportunités de l’IA. Elle travaille sur l’IA algorithmique depuis dix à quinze ans. En 2015, elle l’a appelé l’industrie 4.0 avec le big data.
Cette méthodologie a permis de gagner en flexibilité dans les lignes de production et de construire différents modèles avec plus de flexibilité et de réactivité sur une seule ligne de production. Un énorme gain de productivité. Les processus gérés par le Big Data ont également rationalisé la logistique. chaîne d’approvisionnement en affinant les attentes en matière de stocks et de flux.
Elle avait également investi des fortunes dans l’IA en vue de s’imposer dans les voitures autonomes. Avant de revoir à la baisse ses ambitions. Non sans résultats puisque les Adas (assistants à la conduite) sont devenus des standards du marché.
C’est finalement la promesse du SDV (véhicule défini par logiciel) qui a cristallisé et accéléré les investissements des constructeurs automobiles dans les logiciels et indirectement dans l’IA. Les constructeurs avaient leur dévolu sur le modèle Tesla. « Le SDV est un prérequis à l’utilisation de l’IA, c’est la base à partir de laquelle les industriels pourront tirer le meilleur parti de l’IA« , prédit Nicolas Manuelli.
IA générative, la donne a changé
Puis est arrivée l’IA générative, qui a fait entrer le monde automobile dans une nouvelle dimension. « L’avènement de l’IA générative change profondément la donne et on observe depuis deux ans une très nette accélération des applications liées à l’IA dans l’industrie automobile.« , note Nicolas Manuelli.
Du marketing à la distribution, en passant par les fonctions support, les méthodes de tarification, la conception, la gestion de flotte, le reporting… L’IA révolutionne les processus et les méthodologies de travail. Les gains sont vertigineux. Certains promettent de diviser par deux le temps de conception d’un véhicule. D’autres prétendent multiplier par quatre ou cinq le ROI de campagnes marketing mieux ciblées.
Mais l’IA est avant tout vue comme un accélérateur de productivité : puissance de calcul, modélisation de concepts, essai virtuel, rapport automatisé, prise de décision selon des protocoles compliqués, maintenance prédictive…
Oui, mais intégrer l’IA dans les processus internes est complexe et… coûteux. Pour Nicolas Manuelli, les constructeurs manquent encore de maturité dans leur approche : «Le défi pour les industriels est qu’ils manquent de recul sur la réalité de la chaîne de valeur où ils seront légitimes. Ils n’ont pas vocation à investir dans toutes les couches de cette technologie en s’entourant d’armées de data scientists. Ils doivent définir les points critiques qui feront la différence et s’appuyer sur des standards développés par les start-up. L’erreur serait d’investir dans tous les domaines.«
Thomas Morel de McKinsey ajoute : «Le défi majeur des organisations sera leur capacité à déployer l’IA à grande échelle au-delà des premiers pilotes… Celui qui réussira pourra également profiter pleinement de l’énorme potentiel offert par l’IA et de ses opportunités. tant en termes de création de valeur que d’avantage concurrentiel.«
L’histoire récente de l’automobile a fourni plusieurs exemples où des constructeurs se sont jetés à corps perdu dans de nouveaux domaines technologiques, jusqu’à la perte totale. Dans leinfodivertissementils ont investi des fortunes pour recréer une interface maison pour synchroniser les téléphones et ainsi contourner celles développées par Google et Apple qui fonctionnent avec leurs OS respectifs. « C’était une bataille perdue d’avance« , déplore un expert en la matière.
Cariad, le gouffre financier de Volkswagen
Mais l’exemple le plus effroyable reste le tonneau des Danaïdes devenues la filiale Cariad dédiée aux logiciels, construite de toutes pièces par Volkswagen. Créée en 2020, cette entité avait vocation à être le bras armé du constructeur automobile pour créer des architectures logicielles et contrôler toute la chaîne de valeur logicielle. Mais Cariad a souffert de la dispersion organisationnelle et de l’orientation méthodologique.
De plus, la communication entre les équipes de la Cariad, pour la plupart recrutées en dehors du domaine automobile, et celles des marques automobiles se passait très mal. Volkswagen n’a pas réussi à installer une force de frappe logicielle qui lui aurait donné tous les outils nécessaires pour s’adapter à l’IA.
Le géant allemand a fini par rechercher les compétences de l’américain Rivian, en échange d’un chèque de 5,5 milliards d’euros en plus des pertes subies par Cariad (2 milliards d’euros sur les seuls neuf premiers mois de 2024).
Pour les analystes, les industriels doivent donc se résoudre à travailler en écosystème. C’est ce que fait Renault. « Nous aurons bientôt 20 ans« , lâche Luc Juliapatron de l’IA au sein du groupe au losange, un brin provocateur dans une interview à Journal automobile. Elle se distingue des stratégies d’autres groupes constituant de grandes structures.
« L’enjeu est de trouver la bonne méthodologie pour accompagner les équipes dans le changement qu’implique l’IA. Le secteur automobile se distingue par la complexité, le nombre et l’interdépendance des cas d’usage et des fonctions à inclure dans cette transformation. Il existe des exemples où une mauvaise coordination et un soutien insuffisant au changement ont conduit à des échecs.« , analyse Thomas Morel.
Mais là aussi, l’écosystème des start-up est encore en train de se constituer et les industriels peinent à fédérer les compétences. « L’écosystème n’est pas encore structuré et organiséreconnaît Nicolas Manuelli. Elle ne peut prospérer que dans un environnement où elle a accès à un marché important. De ce point de vue, les États-Unis et la Chine ont une longueur d’avance sur l’Europe.«
De son côté, Luc Julia met en avant un paradoxe : «Les Français sont les meilleurs au monde en matière d’IA, mais ils sont tous partis aux Etats-Unis où il est possible de trouver plus facilement des financements.«
Google déjà très puissant, Apple en embuscade
Reste les Gafam, qui possèdent déjà une expertise en IA et ont développé des départements dédiés à des automobiles aux dimensions phénoménales. Waymo, la filiale de Google, a récemment levé plus de 5 milliards de dollars. Apple, qui a redimensionné son projet Titan, est toujours en embuscade.
Mais pour Thomas Morel, leur rôle est largement exagéré : «Les Gafam sont très bien positionnés dans le secteur de la tech, mais ils n’ont pas aujourd’hui la légitimité ni la capacité pour devenir constructeur automobile.«
Selon lui, l’industrie automobile, « qui est de plus en plus horizontal« , il faut donc continuer »son approche écosystémique« . Et ajouté: « Les industriels ne pourront pas être présents sur toute la chaîne de valeur de l’IA. Il est plus coûteux et plus risqué de développer sa propre technologie que de rechercher des briques déjà existantes et éprouvées, développées par des acteurs de la tech.«
Mais les constructeurs craignent d’être relégués à l’autre bout de la chaîne de valeur qui sera centrée à 60% sur les logiciels en 2030 selon une étude PwC et de devenir ainsi les Foxconns de l’automobile, du nom de l’assembleur taïwanais d’iPhones et qui ne contrôle qu’une petite partie de la chaîne. valeur du produit au profit de la marge extraordinaire du célèbre smartphone basé sur son système iOS.
Les analystes estiment néanmoins que ce scénario est bien plus complexe dans l’industrie automobile où les questions de qualité et de sécurité, de relation client, d’après-vente, mais aussi d’univers de marque restent des marqueurs tangibles de la chaîne de valeur. et sur lequel les bâtisseurs sont solidement ancrés.
De ce point de vue, le partenariat ne serait pas vu comme la moins mauvaise solution, mais plutôt comme le meilleur moyen d’avancer rapidement et efficacement dans un environnement qui a encore besoin de mûrir, sans trop perdre de terrain.